Étrangement, même après avoir quitté la Grande-Bretagne pour retrouver sa terre natale, Mischa était de nouveau là, à Londres. Certainement, l'Ukrainien n'était pas de retour chez les anglais par pur hasard. L'ouvrage qu'il tenait entre ses mains en disait long. Rare, précieux et dangereux, on pouvait lire sur la reliure de cuir un mot qui en faisait frissonner plus d'un. Horcruxes. Mischa et horcruxes, selon plusieurs, ne feraient pas bon ménage, mais étaient des mots semblables. Pourtant, l'aîné Krushnic n'aurait jamais pensé à faire une telle chose. Non, pas vraiment. Depuis toujours, la magie noire avait été une passion pour le sorcier, et le voilà maintenant professeur de cette matière. Un peu moins d'un mois suivant cette journée, il allait enseigner sa première année chez les Russes. Ayant attendu ce moment bien longtemps, il ne pouvait que se réjouir de la nouvelle, et bien sûr, se préparer adéquatement. Non pas qu'il démontrait sa joie d'un large sourire et d'un ton enthousiaste, mais bien à sa façon, que seuls quelques privilégiés pouvaient remarquer.

Tranquillement - ou sévèrement, selon le point de vue - assis, on pouvait le voir feuilleter sa nouvelle acquisition en attendant d'être servi. À cette heure, la Taverne Rouge était assez peu peuplée, seuls quelques clients tardifs brisaient le silence de l'endroit. Mischa, pour sa part, ne venait pas pour manger. Il était supposé repartir vers l'Ukraine en début de soirée, mais avait décidé de profiter de sa présence à Londres pour rendre visite à O'Quinn. Ailish, évidemment. Quoi d'autre, à part la tête de Sejdic sur un pieux, pouvait faire retarder le départ de Mischa, qu'Ailish ? Rien. Passionné par son ouvrage qu'il lisait en diagonale, le nouveau professeur de magie noire commençait tout de même à s'impatienter. Lorsqu'il entendit des pas s'approcher, il garda les yeux plongés sur les pages ouvertes devant lui, puis s'adressa sèchement à celle qui vint le servir.

« Un whisky purr feu.» Le visage de la serveuse s'assombrit légèrement, quelque peu vexée. Elle resta, malgré tout, calme.
« Ce n'est pas un bar ici, vous devez commander à manger.»
« Mon verrre suffirra. Faites-moi venirr O'Quinn, également.»
« Je suis désolée monsieur, mais vous devez cons...» Mischa referma brusquement son livre, le posa bruyamment sur sa table et plongea son regard sombre dans celui de la serveuse.«Сука, faites venirr O'Quinn.»

La femme acquiesça silencieusement puis partit en ruminant, sans manquer de remarquer le nom de l'ouvrage. Un moue choquée se forma sur son visage alors qu'elle s'éloignait. De son côté, Mischa croisa les bras, en l'attente de son verre et d'Ailish. Cela faisait un bon moment qu'il ne l'avait pas vue, et étrangement, il anticipait déjà son arrivée dans la salle. Ne se l'étant jamais avoué, l'Ukrainien avait un faible pour elle, depuis toujours. Cependant, ce genre de sentiment ne lui était aucunement connus, et donc parfaitement incompréhensibles. Inacceptable, à ses yeux, effrayant, peut-être. Tous les mots étaient bons pour décrire se genre de chose face à Mischa, tous sauf bien entendu le mot : Compréhension.

Les minutes se faisaient longues, puis, au bout de quelques temps, il la vit enfin. Un léger sourire se traça sur son visage normalement sévère. Un sourire à la fois sincère et inhabituel. Très peu avaient eu la chance de le voir dans cet état, ce qui rendait la chose encore plus précieuse. Une petit sourire en coin, qu'il effaça doucement tout en baissant la tête. Ses yeux s'étaient illuminés. Là, à cet instant, le Krushnic qui faisait peur à tant de personnes n'était désormais qu'un doux personnage parmi tant d'autres. Mystérieux moment, mythique. Son enthousiasme restait le même, bien que leur relation était alors quelque peu tendue, sans plus.

« J'espèrre que je ne te dérrange pas trrop...»

Avril. Le printemps a déjà eu bien assez de temps pour prendre son aise. Le printemps me rend douce, et je déteste ça. Être douce ne me ressemble tellement pas. Mais je pense que chacun est réglé en fonction de son anniversaire. Je suis née en mai, je vais bientôt passer le cap de la trentaine et je crois que de ce fait, je m’adoucit. Cette idée me donne envie de vomir. Cela fait déjà trente années que je suis sur cette terre. Ma famille me déteste, et je la déteste également. Douze années se sont bien écoulées depuis mon départ du manoir, j’ai traversé des épreuves plus ou moins évidentes, j’ai fait des rencontres pas toujours recommandables. Mais je suis là, toujours vivante et en bonne santé. Je ne pense pas que je puisse reprocher quoique ce soit à ma vie actuelle. Rien de bien important s’est passé dans le monde sorcier depuis près d’un an, la vie est paisible, j’ai quelques missions à accomplir de temps en temps, mais je passe le plus clair de mon temps ici, à la Taverne. Ce boulot est calme, mes collègues ne me posent pas de problèmes, et lors de mes temps libres j’ai la possibilité de me poser au QG avec Katerina, et même Niels aussi. Ma vie est tranquille, paisible, agréable, lumineuse. Je vous le dis, le printemps me rend douce, et ce n’est vraiment pas beau à voir.

Ma journée à la taverne avait été pour ainsi dire plutôt chargée. Les clients étaient de sortie à cause de la température, mais mes collègues étaient pour la plupart absents. Il m’avait été demandé de donner un coup de main pour le service en terrasse, chose que j’acceptai sans broncher. Je savais toujours comment demander une légère augmentation lorsque l’on me demandait un tel service. J’étais toujours celle qu’on appelait et sur qui on pouvait compter, pourtant ils savaient très bien qu’avec moi rien n’était gratuit. Je n’avais pas eu énormément de pourboire mais je continuais malgré tout à faire mon travail, tout en essayant de conserver mon calme lorsque je croisais un gosse sur mon chemin manquant de me faire renverser mes verres. Je déteste les enfants. Mais depuis une heure les choses ont commencé à se calmer, il y a toujours moins d’affluence à partir de vingt-deux heures. Je commençais à ne plus sentir mes jambes, je ne m’étais pas arrêtée de faire le service depuis environ cinq bonnes heures. Je voulais ma pause, vite, très vite. Mais j’avais encore quelques minutes à tenir. Ces dernières minutes qui vous paraissent durer une éternité.

J’aperçu alors au loin un visage qui m’était familier. Comment aurais-je pu oublier ne serait-ce un seul instant cet ami, un des rares que je possède ma foi, mais pourtant un réel ami. Je ne sais plus à quand pouvait remonter notre dernière entrevue. Le voir ici, à la taverne était assez surprenant, je n’étais même pas au courant qu’il était à Londres en ce moment même. Mais j’étais assignée à la terrasse à devoir servir des sorciers aussi inintéressants les uns que les autres. Je n’arrive pas à détacher mon regard de mon ami. Mischa. Son visage est toujours le même, il a toujours l’air aussi froid, aussi dur, j’ai d’ailleurs été très étonnée la première fois que j’ai réellement discuté avec lui. Voir que cette personne est en fait quelqu’un de, comment dire ça, fragile ? Ce n’est peut-être pas le terme, mais lorsque l’on parlait, il ne semblait pas être le même, il semblait agréable. Comme quoi il ne faut pas se méfier des apparences, il en est l’exemple parfait. Je souriais. Le revoir me rappelait pas mal de souvenirs, je ne me rappelles même plus en avoir eu de mauvais. Nous n’avions pas passé des années ou des mois ensemble mais le peu de temps que nous avions partagé était précieux, il m’a connue à une période assez particulière, j’avais besoin de quelqu’un même si je ne l’avouais jamais. Et il est arrivé, au bon moment. Il m’a fait sourire, il m’a permis de partager ce que j’avais sur le cœur, je lui confiais mes problèmes, et je ne demandais pas forcément à ce qu’il me raconte son histoire en échange. Il l’a fait, parfois. Nous étions vraiment de bons amis, du moins c’est la façon dont je le ressentais, ces amis sont tellement rares pour moi. Et puis on a pris chacun nos distances, chacun avait son propre chemin à prendre, son propre destin à tracer.

Je comptais les secondes qui me séparaient de ma pause. M’avait-il vue ? M’avait-il reconnue ? Serait-il heureux de me revoir ? Tout un tas de questions que je me posais quant à nos retrouvailles qui se voulaient de plus en plus proches. Vingt-trois heures, enfin. J’enlevai mon tablier et j’allai le déposer derrière le comptoir. Un de mes collègues me fit la remarque que je semblais inhabituellement pressée, et une autre vint à moi presque affolée. Elle m’expliqua qu’un homme assez effrayant me demandait, elle demanda également si j’avais besoin que quelqu’un s’occupe de lui. Je souris.

« Non ça ira. »

Je me dirigeai vers lui. Lorsque je ne fus plus qu’à quelques pas de lui, il se retourna comme s’il avait su que j’arrivais, et je pouvais lire sur ses lèvres un sourire. C’était plutôt agréable de voir que j’étais accueillie de la sorte alors je le lui rendis.

« J'espèrre que je ne te dérrange pas trrop...»

Je pris une chaise juste à côté de lui au comptoir et sur le ton de l’ironie je lui répondis que d’ordinaire je ne parlais à personne sans avoir été prévenue de sa présence mais que j’allais faire une exception. Mais je me repris bien rapidement en lui disant :

« Mais non, tu ne me déranges pas, sors-toi cette idée de la tête. Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais à Londres ? Qu’est-ce qui t’amène par ici ? »

Je voulais savoir tout ce qui s’était passé dans sa vie durant son absence, je voulais savoir où il en était dans son rôle de professeur, et à propos de tout le reste. Mais je ne pouvais pas ne pas lui dire que j’étais vraiment heureuse de le revoir, de lui dire que les journées se faisaient de plus en plus ennuyantes mais que sa présence apportait un peu de bonheur, ce qui pouvait presque paraître absurde et niais.